Le marché noir et le marché gris

Dès novembre-décembre 1940, le marché noir prend de l'ampleur et commence à inquiéter les autorités. Tous les Français le condamne, sauf les quelques privilégiés qui en profitent. Les opposants au régime de Vichy l'utilisent pour démontrer l'échec de la Révolution nationale et ces attaques trouvent écho parmi les classes populaires. C'est pourquoi, dès 1941, la répression du marché noir devient une des priorités du gouvernement. L'une des règles de base de la lutte est le renforcement des pouvoirs de l'administration au détriment de l'autorité judiciaire.

Les Allemands sont des clients importants du marché noir. Malgré les règles édictées par les Feldkommandanturen, beaucoup d'unités de soldats ou d'officiers se ravitaillent directement dans les fermes en porcs, oeufs et volailles. Au procès de Nuremberg, environ 15% de l'ensemble des paiements versés à l'Allemagne par la France (889 milliards) auraient servi pour les dépenses allemandes sur le marché noir (1).. Ce marché noir allemand n'est pas possible sans la participation d'auxiliaires français.

Le marché noir détourne d'importantes quantités de lait, de beurre et de viande. Les rations officielles ne cessent de baisser pour les populations locales. Pour la population française, les contraintes deviennent de plus en plus lourdes à supporter : la ration alimentaire n'est plus suffisante. Elle est devenue inférieure aux 2200 calories quotidiennes nécessaires à la survie d'un homme effectuant un travail modéré (3000 pour les travailleurs de force). Lors de l'instauration des cartes à l'automne 40, une personne de la catégorie A obtient entre 1300 et 1500 calories/jour ; à la fin 1941, la ration diminue, elle passe entre 1100 et 1200 calories quotidiennes en moyenne.

Pour la ménagère, faire la cuisine devient héroïque : en plus de la baisse quantitative s'ajoutent des prix prohibitifs, surtout, pour les couches moyennes et populaires. De plus, chaque carte de rationnement donne droit à des quantités d'aliments différents selon la catégorie à laquelle appartient chaque membre de la famille.

*Les ersatz
Comme lors du premier conflit mondial, la science a mis au point des ersatz comme furent la fibranne et la rayonne (soie artificielle) fabriquées à partir du fil de viscose. A cause de la pénurie, le savon est remplacé par un détergent à base de cendres ou bien les chaussures ont des semelles en bois comme les galoches. Mais les Français sont critiques vis-à-vis des ersatz car ils sont de mauvaise qualité.

En ce qui concerne le pain, la ration journalière descendra à 275 grammes jour en 1942. Ce pain « ersatz »* est constitué de farines de maïs, fève, seigle ou orge auquel on ajoute des brisures de riz.

La faim devient une compagne familière aux enfants, d'autant que le système officiel de rationnement ne les a pas spécialement privilégiés, malgré le discours officiel. Entre 1940 et 1944, les enfants de 6 à 14 ans ont manqué de 800 calories par jour (2).. Paradoxalement la France n'a pas connu de famines comme d'autres pays occupés. Cela est certainement dû à l'économie parallèle et le système D.

Tous les efforts de Vichy pour lutter contre l'économie parallèle ont échoué : fin 1941, le marché noir se généralise à toute la société. En réponse, le régime de Vichy adopte le 13 octobre 1941 un arrêté permettant l'expédition libre de quantités limitées de denrées au moyen de « colis familiaux », c'est-à-dire que les cultivateurs envoient à des membres de leur famille ou des relations. Très vite ce colis familial est un succès et sera détourné ; il devient le « colis officiel du marché noir ». Il doit être : expédié par les producteurs eux-mêmes ; être inférieur à 50kg et ne contenir que certaines denrées comme 10kg de légumes et de fruits frais, 3kg de volailles, 2kg de champignons, 1kg de poisson en conserve, deux douzaines d'oeufs… La viande rouge est interdite tout comme les pommes de terre (3)..

Le jardin, à la campagne, a toujours représenté une activité complémentaire, mais sous l'occupation, il change de dimension : il devient nécessaire voire vital.
De plus, le jardin est encouragé par le régime de Vichy, car il symbolise le « retour à la terre », qui serait un antidote à la décadence de la vie urbaine et à la régénération des Français. Le régime souhaite faire entrer la campagne à la ville par une loi (18 août 1940) où les villes doivent céder des terrains non utilisés aux chefs de familles nombreuses ou aux associations de jardins ouvriers. Par pénurie d'engrais et d'insecticides (la chasse au doryphore qui a marqué de nombreux enfants), ce sont les plantes, poussant facilement et sans produits, qui sont cultivées comme les rutabagas, les choux-raves, les topinambours, les crosnes…

La société rejette le marché noir, qui rapporte des fortunes mais tolère le « marché gris » qui permet de compléter l'insuffisance des rations et pallier les difficultés de la répartition officielle. La généralisation de la fraude et du marché noir est un affront pour le régime de Vichy, car cela souligne à la fois l'échec de sa politique de faire accepter une discipline collective et une critique de l'organisation économique mise en place.
Petit à petit, les autorités acceptent d'institutionnaliser le marché gris. Cela entraîne une nouvelle législation : la loi du 15/03/1942 qui établit une différence entre les manœuvres frauduleuses et lucratives et les infractions commises pour survivre. Il y a trois niveaux de sanctions. Le premier concerne le marché gris, le second : celui des particuliers qui exercent une activité commerciale sans autorisation, pour mieux s'enrichir. Enfin le troisième concerne les grands trafics. Pour réaliser ce contrôle, une restructuration est faite en créant la Direction générale du contrôle économique (DGCE), le 6/06/1942. Cette dernière réalise de grandes enquêtes économiques afin d'identifier les secteurs où la fraude est la plus répandue.

Les prix pour les produits agricoles sur le marché gris sont dans un rapport de 1,5 à 3 en moyenne par rapport aux prix officiels et ceux du marché noir, entre 3 à 5 fois le prix légal. Les prix au marché noir se calquent sur la valeur nutritive des aliments, par exemple : le beurre et le porc ont les prix les plus élevés, car ils sont plus nutritifs. A partir du travail d'enquêtes de la DGCE, le marché noir fut important mais variable selon les productions et il n'est pas toujours le facteur principal de l'échec de la collecte et de la politique de ravitaillement. La part du producteur/paysan pour sa propre consommation se révèle égale, voire supérieure, à celle des denrées se trouvant sur la marché noir. C'est pourquoi, il faut nuancer l'image du paysan profiteur.
En 1943, Les Allemands renoncent au marché noir. Les prélèvements se font avec la collaboration de l'État français. A partir de cette époque, la Résistance justifie le marché noir comme un acte patriotique.

En Haute-Savoie, entre 1943-1944, les amendes pour infractions économiques sont inférieures à 600 (4). Malgré des frontières extérieures bien gardées, cela n'a pas empêché la contrebande. A la frontière suisse, les trafics sont de deux ordres : d'une part les produits alimentaires introuvables ou épuisés en France (produits laitiers, viande) et d'autre part l'horlogerie et la bijouterie. La généralisation du marché noir a développé dans la population la croyance en l'existence de richesses dissimulées. D'ailleurs le marché noir a une place importante dans les lettres de dénonciation. Il est aussi un des facteurs qui a provoqué le détachement de l'opinion vis-à-vis du régime de Vichy.

Après la guerre, le ravitaillement a continué. Il est de moins en moins bien vécu : en septembre 1947, 74% des personnes interrogées pensent que le ravitaillement est pire que sous l'occupation (5).
Un exemple, celui du pain, base de l'alimentation des Français. Il est rationné de 1945 à 1949 : 350 grammes par personne et par jour du 01/10/1944 au 01/11/1945 au lieu de 500 grammes entre 1938-39 ; puis la carte de pain est supprimée à partir du 01/11/1945 mais elle est rétablie dès le 1er janvier 1946 ; ...200 grammes du 01/09/1947 au 31/05/1948 (6). La carte de pain est supprimée définitivement le 1er novembre 1948. Quant au rationnement, il est définitivement supprimé le 7 décembre 1949.

Une grande majorité de Français ont cherché à faire comme si de rien n'était. Malgré un quotidien compliqué par des règlements et de nombreuses pénuries, ils ont essayé à chercher à vivre voire à survivre.


1 - Fabrice Grenard, La France du marché noir (1940-1949), page 41.

2 - Eric Alary, Les Français au quotidien 1939-1949, page 279.

3 - Eric Alary, Les Français au quotidien 1939-1949, page 187.

4 - Fabrice Grenard, La France du marché noir (1940-1949), carte page 156.

5 - Eric Alary, Les Français au quotidien 1939-1949, page 485.

6 - Eric Alary, Les Français au quotidien 1939-1949, page 487.